Anna de Noailles

Les Éblouissements (1907), extraits

Derniers vers du poème d’ouverture:

Éblouissement

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Aujourd’hui, le coeur las et blessé par le feu,
Je vous bénis encor, o brasier jaune et bleu,
Exaltant univers dont chaque élan m’enivre!
Mourante, je dirai qu’il faut jouir et vivre;
Que, malgré la langueur d’un corps triste et brûlant,
La nuit est généreuse et le jour succulent;
Que les larmes, les cris, la douleur, l’agonie
Ne peuvent pas ternir l’allégresse infinie!
Qu’un moment du désir, qu’un moment de l’été,
Contiennent la suave et chaude éternité.
O sol humide et noir d’ou jaillit la jacinthe!
Qu’importe si dans l’âpre et ténébreuse enceinte
Les morts sont étendus froids et silencieux.
O beauté des tombeaux sous la douceur des cieux!
Marbres posés ainsi que des bornes plaintives,
Rochers mystérieux des incertaines rives,
Horizontale porte accédant à la nuit,
O débris du vaisseau, épave qui reluit,
Comme vous célébrez la joie et l’abondance,
La force du plaisir, l’audace de la danse,
L’universelle arène aux lumineux gradins!…
Et quelquefois, parmi les funèbres jardins,
Je crois voir ses pieds nus appuyés sur les tombes,
Un Eros souriant qui nourrit des colombes…

Azur

Comme un sublime fruit qu’on a de loin lancé,
La matinée avec son ineffable extase
Sur mon coeur enivré tombe, s’abat, s’écrase,
Et mon plaisir jaillit comme un lac insensé!

— O pulpe lumineuse et moite du ciel tendre,
Espace où mon regard se meurt de volupté,
O gisement sans fin et sans bord de l’été,
Azur qui sur l’azur vient reluire et s’étendre,

Coulez, roulez en moi, détournez dans mon corps
Tout ce qui n’est pas vous, prenez toute la place,
Déjà ce flot d’argent m’étouffe, me terrasse,
Je meurs, venez encor, azur! venez encor…

Danseuse persane

     (extraits)

Dame persane, en robe rose,
Qui dansez dans le frais vallon,
Tournez vers mon âme morose
Votre oeil de biche, sombre et long.

Veuillez écouter ma complainte:
J’étais faite aussi pour danser
Sur la tulipe et la jacinthe
Que vos pieds viennent caresser.

Un bas en or sur votre jambe
Luit comme un réseau de soleil,
Et tout votre jeune être flambe
Auprès d’un branchage vermeil.

Ce bel arbuste solitaire,
Où vous enroulez votre bras,
Est en feu comme un lampadaire,
Et parfume comme un cédrat.

Indiquez-moi la douce allée
Qui mène à ce pays charmant;
Quel est le nom de la vallée
Où vous dansez éperdument?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme je vois à tous vos gestes,
A vos secrets qu’on peut saisir,
A toutes vos mines célestes,
Que vous n’aimiez que le plaisir!

Que t’importait, ange farouche,
Ardent, faible et voluptueux,
Ce que, loin de ta douce bouche,
Les vieux sages disaient entre eux.

Pendant leur morne promenade,
Sur les bords du Tigre, en été
Roulant leurs chapelets de jade,
Ils maudissaient la volupté.

Ils disaient que, puisque tout passe,
Puisque l’être est pareil au vent,
Il faut méditer dans l’espace,
Sous les platanes d’un couvent…

— Mais toi, danseuse au clair délire,
Gâteau de miel, de lis et d’or,
Tu ris et dédaignes de lire
Leurs manuscrits où l’on s’endort.

Que leur corps usé se repose!
Mais toi, lorsque le rossignol
Se gorge du vin de la rose
Et tombe étourdi sur le sol,

Lorsque, sous la blanche églantine,
Dans l’épais tapis des cerfeuils,
La lune emplit d’ardeur divine
Les loups, les lynx et les chevreuils,

Tu t’élances sous le beau cèdre,
Tu caresses ses noirs rameaux,
Tu danses, grave comme un prêtre,
Chaude comme les animaux!

Tu chantes, et ta cantilène
Jaillit, bondit, comme un jet d’eau,
Toute ton âme se promène
Du vallon noir au noir coteau!

Tu dis que c’est l’heure de vivre,
Que le moment de vivre est court,
Que ton Dieu veut que l’on s’enivre
De parfum, de vin et d’amour!

Tu dis que la terre est sans joie
Pour ceux qui sont dans le tombeau,
Qu’il faut que le désir s’éploie
Comme un vautour cruel et beau!

Tu dis, danseuse sanglotante,
Mêlant les pleurs à ton appel,
Que voici l’heure haletante
Où bout le sang universel!

Voix joyeuse et désespérée,
Ah! que veux-tu donc obtenir
Par ton angoisse humble et sacrée,
Qui semble gémir ou hennir?

Tu chantes la vie, et la vie!
Mais, ô soif de l’immensité,
Je sais que ta suprême envie
Est de mourir de volupté…

Offrande

Mes livres je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j’ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes,
La marque de mes dents.

J’ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
Et la tête en avant
J’ai pleuré, comme pleure au milieu de l’allée
Un orage crevant.

Je vous laisse, dans l’ombre amère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.

Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon coeur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu’il désirait.

Je vous laisse ce coeur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.

Voyez comme vers vous, en robe misérable,
Mon Destin est venu,
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N’ont pas les pieds si nus.

— Et je vous laisse, avec son feuillage et ses roses,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours; — et mon chagrin sans cause,
Qui n’est jamais fini…